À l'occasion de la rétrospective que consacre la Cinémathèque de Paris à Steven Spielberg (du 9 janvier au 3 mars 2012), je poursuis ma réflexion autour des cinéastes qui veulent s'émanciper du système de production, parfois oppressant et frein artistique, des « studios » (voir mes articles précédents sur Morretti, Dupieux, etc). Aussi étonnant que cela puisse paraître, le « wonder boy » fait partie de ceux-là. Certains lecteurs jugeront mon interprétation paradoxale, dans le sens où historiquement l'émergence de Spielberg (1973-1977) correspond à la fin du « Nouvel Hollywood » et à l'avènement du blockbuster ou « film régressif pop-corn » (auquel s'ajoutera la « boite de Pandore » que sont le merchandising et le placement de produits). Mais à mon sens, si reproches il y a à faire, ce sont aux cinéastes médiocres qui ont exploité la brèche par la suite sans véritablement comprendre les intentions de Spielberg, ni tenter de poursuivre son travail... Car ses films prouvent une certaine ambition à dépasser le stade de « simple divertissement commercial », ils possèdent une profondeur psychologique, cinématographique et témoignent de la volonté du cinéaste de « révolutionner » Hollywood, dans le bon sens du terme, de redonner le contrôle aux « auteurs ».
Quelques jours après l'attaque de Pearl Harbour, la peur d'une invasion japonaise plonge Los Angeles dans une véritable psychose. Des Japonais intrépides débarquent à bord d'un sous-marin avec pour cible Hollywood... Ainsi démarre « 1941 » (1979), une comédie qui au premier abord ressemble à un vaste défouloir puéril et immature (un festival de destructions et de blagues potaches, loin de la sensibilité habituelle de son réalisateur). Mais, de manière subtile, le film se révèle être le « manifeste » du clan Spielberg (composé de Robert Zemeckis, Georges Lucas, Kathleen Kennedy, bientôt rejoint par Joe Dante, Chris Columbus, etc). L'objectif n'est donc plus de chercher à s'affranchir du système des studios hollywoodiens mais de s'y infiltrer et de travailler avec... pour mieux le contrôler. En effet, à la fin des années 1970, Spielberg a réussi à prendre le pouvoir grâce aux triomphes commerciaux des « Dents de la Mer » et de « Rencontres du troisième type ». Désormais, il peut se permettre de concrétiser tous ses désirs (ses caprices d'enfant-roi). Dans « 1941 », l'élément qui permet de comprendre les intentions du réalisateur est le motif du requin, décliné en sous-marin japonais et en avion américain.
Durant tout le film, Spielberg s'identifie à trois protagonistes : Wally, le jeune cuisinier qui rêve de devenir danseur (déterminé, il parviendra à signer un contrat de 7 ans avec un producteur, cette scène fait écho au contrat qu'a signé Spielberg avec Universal en 1969 et qui a lancé sa carrière de réalisateur de téléfilms) ; une marionnette et son ventriloque installés au sommet de la Grande Roue d'un parc d'attractions pour guetter l'arrivée des Japonais (la Grande Roue comme allégorie de l'industrie hollywoodienne, ici c'est un Spielberg ligoté et servile) ; Wild Bill Kelso, le pilote déjanté, anarchiste, libre, qui vient semer la zizanie en voulant défendre son pays et s'écrase sur Hollywood Boulevard. avec son avion aux mâchoires de requin ! Qui choisir ?
Spielberg étant passionné d'aviation, on comprend facilement qu'il porte son affection sur l'iconique pilote. La passation se fait alors que Wally et la marionnette tombent à l'eau, Wild Bill Kelso est le seul à grimper à bord du sous-marin des Japonais, non pas pour les chasser mais pour partir avec eux (le commandant du sous-marin est interprété par Toshiro Mifune, acteur fétiche d'Akira Kurosawa, l'un des maîtres de Spielberg, dont il admire « Les sept samouraïs ») ! Le drapeau du « pays du Soleil levant » se dresse, l'aube apparait. Et la maison familiale s'effondre à cause du père qui voulait clouer une couronne de houx (le « holly » d'Hollywood) sur la porte... Autrement dit, il est temps pour le Spielberg de l'époque de « faire le ménage » et de « prendre le contrôle ». La nouvelle génération se construira sur les ruines du vieil Hollywood !
Comprendre le véritable propos de « 1941 » est jubilatoire. Considéré à tort comme une œuvre mineure, on constate à quel point ce film est subversif par son sous-texte (voir la scène inaugurale où Spielberg s'auto-parodie en remplaçant le requin par le sous-marin japonais ! La nageuse incarne une certaine critique d'Hollywood, un monde de perversion impudique.
Spielberg y fait un premier bilan de sa jeune carrière et exorcise sa frustration de ne pas être pris au sérieux par ses pairs. Il en profite pour régler ses comptes avec les anciennes gloires du vieil Hollywood (dans le viseur, la dénommée « Joan » (Crawford), dont la collaboration a été compliquée sur son premier téléfilm « Eyes » en 1969), il rend aussi hommage à ses modèles (voir la scène symbolique où Sam Fuller « donne l'autorisation de voler au dessus d'Hollywood » à Wild Bill Kelso) et revendique l'émergence d'une nouvelle génération de jeunes cinéastes, dont il serait le chef de file. Car Spielberg n'a pas non plus digéré d'avoir été exclu du « Nouvel Hollywood » et de ses représentants (coincé par le fameux contrat Universal qui lui interdisait de travailler ailleurs et sur des longs métrages de cinéma !), les jeunes soldats qui se moquent de Wally, veulent se battre avec lui et lui reprochent de ne pas faire son devoir « patriotique » de militaire, ce sont eux ! Alors le réalisateur, mégalomane, s'imagine son propre « Nouvel Hollywood », en définit les règles, et mettra tout en œuvre pour le concrétiser.
Le long métrage a été un gouffre financier (budget de 35 millions de dollars) et n'aura pas le succès espéré (« seulement » 30 millions de dollars au box office américain pour un cumul mondial de 90 millions). Cela freinera temporairement les ambitions de Spielberg mais il saura rebondir rapidement et s'imposer avec les succès de « Indiana Jones » et « E.T. ». Une première étape sera franchie avec la création de sa société de production Amblin Entertainment (dont les locaux seront installés au sein d'Universal) en 1981 avec le couple Kathleen Kennedy et Frank Marshall.
Etonnement, Spielberg a toujours renié « 1941 » et les excès dont il a fait preuve (un film trop bruyant, avec trop d'intrigues, trop de gags, trop d'explosions). Mais c'est oublier que le réalisateur a toujours eu une double facette, capable de réaliser/produire des films aux tons radicalement différents durant la même période. Par exemple, le poétique « E.T » et le cauchemardesque « Poltergeist » ou « Jurassic Park » et « La Liste de Schindler »). « 1941 » joue un rôle important dans sa filmographie puisque deux autres films clés, « Intelligence Artificielle » (2001) et « Minority Report » (2002), le citeront en référence.
On y retrouve le même propos, la même ambition de contrôler Hollywood de la part de Spielberg. Dans les années 2000, Amblin Entertainment a été remplacée par une seconde société de production, dont l'ambition est de devenir un studio, DreamWorks, créée en 1994. Dans « Intelligence Artificielle », il y a clairement une mise en abyme avec la société Cryogenics (logo en clair de lune), qui fabrique David, le révolutionnaire enfant-robot...
La principale citation faite à « 1941 » se trouve à la fin du film lorsque David explore les fonds marins new-yorkais pour retrouver la Fée Bleue. Réapparaissent le parc d'attractions et la Grande Roue... mais abandonnés, ternes et sans vie. Spielberg fait de nouveau un bilan sur son métier de cinéaste. Mais avec les années qui passent et les épreuves de la vie (divorce en 1989 qui rappelle celui traumatisant de ses parents durant son adolescence), l'enthousiasme enfantin du cinéaste s'est éteint, il a désormais une vision du monde désenchantée, plus amère et pessimiste. Sa critique envers Hollywood est toujours aussi virulente : ainsi la parabole faite avec l'univers de Pinocchio, une industrie du rêve et du mensonge (« Il était une fois... »), tombant en déliquescence, où les créateurs sont bridés (la Grande Roue s'écrase sur l'amphi-coptère de David, l'enfermant comme dans une cage). La Baleine de métal, au ventre immense et à l'appétit financier insatiable, étant à l'origine de cet effondrement...
Dans « Minority Report », l'allusion au cinéma est évidente. En 2054, John Anderton dirige une unité de Police expérimentale spécialisée dans l'arrestation des futurs criminels. Tel un cinéaste, il examine sur un écran les souvenirs que projettent trois voyants. Precrime est un projet né de l'initiative de trois personnes (tout comme les trois fondateurs de DreamWorks, Spielberg, Katzenberg et Geffen).
Anderton collabore avec deux cotémoins dont les prénoms évoquent Kathleen Kennedy et Frank Marshall ! Le couple de producteurs d'Amblin Entertainment a fait quelques infidélités à Spielberg en créant sa propre société en 1992 (la scène inaugurale montre justement un homme voulant tuer sa femme qui l'a trompé). Difficile de connaitre la vérité dans leur relation mais on sent une petite vengeance de Spielberg, qui n'a sans doute pas accepté d'être lâché ainsi (Anderton affiche un certain dédain à l'égard des cotémoins ; lorsqu'il sera accusé de futur homicide, devant leur incompréhension, il n'hésitera pas à éteindre sèchement leurs écrans avant de quitter Precrime !). Le réalisateur est contraint de trouver d'autres producteurs pour financer son film, il les trouvera à la Fox (qui sera cité dans le film en clin d’œil). Heureusement, Kennedy se remettra très vite en bon terme avec Spielberg et retournera à ses côtés pour reformer la « dream team »...
Un seul personnage comprend Anderton et l'aide à s'échapper... un scientifique dénommé « Wally » ! Incarnant tout l'imaginaire de Spielberg, il est le gardien du « Temple », celui qui surveille les trois voyants et s'assure de leur bon fonctionnement. L'image résume à elle seule toute la symbolique et les enjeux : deux Spielberg (passé/futur) se regardent et se jugent. Cette fois, le réalisateur fait un bilan de sa carrière, de son avenir, et les met en comparaison avec les intentions qu'il avait au moment de « 1941 ». C'est là toute la dualité de Spielberg, qui ne parvient pas à choisir entre la tutelle confortable des studios et l'indépendance incertaine.
Le réalisateur affiche toujours autant son mépris d'Hollywood... Dans le film, Anderton retrouve un complice, pirate informatique, qui dirige DreamWeaver, une société underground qui réalise les rêves de ses clients par le biais de projections holographiques. À travers une scène d'auto-félicitations préfabriquées, Spielberg en profite pour critiquer la Cérémonie des Oscars où règnent hypocrisie et opportunisme (lui qui a été si longtemps snobé par la majorité des représentants du vieil Hollywood, ne recevra sa première statuette qu'en 1994 !).
On constate à quel point ces trois films, dans un consensus commun, se répondent. Par des répliques (« battre la baleine » en apnée) ou des clins d'oeil (« La maison de bambou » de Sam Fuller en fond d'écran) toujours porteurs de double sens.
De par son sujet, mais également son sous-texte, « Minority Report » comporte une part prophétique. Le film se termine sur la fermeture de Precrime. Spielberg était-il aussi clairvoyant quant à l'avenir de DreamWorks (au bord de la faillite, la société sera rachetée en 2005 par Paramount, les trois fondateurs se sépareront échaudés par l'expérience) ? Un autre personnage peut laisser penser à cette idée : le patriarche vieillissant interprété par Max Von Sydow ressemble à Lew Wassermann, ancien dirigeant d'Universal, l'un des mentors de Spielberg mais aussi une figure paternelle qui l'a épaulé tout au long de sa carrière. Celui-ci meurt en juin 2002. Il était l'un des derniers moguls du vieil Hollywood. Sa disparition marque bien la fin d'une « époque bénie » pour Spielberg...
De par son sujet, mais également son sous-texte, « Minority Report » comporte une part prophétique. Le film se termine sur la fermeture de Precrime. Spielberg était-il aussi clairvoyant quant à l'avenir de DreamWorks (au bord de la faillite, la société sera rachetée en 2005 par Paramount, les trois fondateurs se sépareront échaudés par l'expérience) ? Un autre personnage peut laisser penser à cette idée : le patriarche vieillissant interprété par Max Von Sydow ressemble à Lew Wassermann, ancien dirigeant d'Universal, l'un des mentors de Spielberg mais aussi une figure paternelle qui l'a épaulé tout au long de sa carrière. Celui-ci meurt en juin 2002. Il était l'un des derniers moguls du vieil Hollywood. Sa disparition marque bien la fin d'une « époque bénie » pour Spielberg...
Le constat est difficile pour le réalisateur : malgré sa toute puissance, il ne parviendra pas à s'affranchir des studios, faute de pouvoir disposer de moyens de production et de distribution suffisants... Le problème est d'autant plus d'actualité, le marché étant en crise aujourd'hui, Spielberg est donc contraint de négocier des coproductions et à l'étranger pour monter ses projets... Ou comment le piège se referme...
Mais Spielberg n'abandonne pas le combat et s'associe en 2011 avec Peter Jackson pour réaliser « Tintin ». Grâce au triomphe de sa trilogie « Le Seigneur des Anneaux » (2001-2003), le néozélandais a créé Weta Digital son propre studio indépendant dans son pays natal. D'autres grands cinéastes (James Cameron, Robert Zemeckis) ont rejoint leur « prise de position ». Une nouvelle ère commence ?