(Attention Spoiler)
Réalisateur de ce film atypique, Quentin Dupieux est d'abord un musicien français d'électro (sous le pseudonyme « Mr Oizo ») qui s'est fait connaître en 1997 avec le tube « Flat Beat » (et sa petite marionnette jaune, Flat Eric), vendu à plus de 3 millions d'exemplaires. Grâce à ce succès considérable, il devient un réalisateur international de vidéoclips et de publicités (notamment pour les jeans Levi's).
En 2006, Dupieux écrit, réalise et compose la bande originale de « Steak », son premier long métrage, qui réinvente le duo comique, Eric et Ramzy. Mais le film (doté d'un budget confortable de 6 millions d'euros) est une véritable déception, autant critique que publique : il n'engendre que 300 000 entrées au box office français (pourtant sorti sur 450 copies et durant la Fête du Cinéma). Les spectateurs ont été déroutés par l'univers « arty », surréaliste, inclassable de Dupieux, eux qui s'attendaient à voir une habituelle comédie populaire « à la Eric et Ramzy ».
On peut dès lors imaginer la réelle frustration qu'a dû ressentir Dupieux devant l'accueil glacial de son film. Et il est donc tout à fait possible que « Rubber » ait été conçu comme un joyeux règlement de compte, un « coup de gueule » général à cela.
Synopsis de « Rubber » : dans le désert californien, des spectateurs incrédules assistent aux aventures d'un pneu tueur et télépathe, mystérieusement attiré par une jolie jeune femme ! Une enquête policière commence...
Tout débute dans le désert californien... où trainent des chaises vides ! Cette image absurde résume l'entière symbolique de « Rubber ». Dupieux effectue une mise en abîme de son film (il devient son propre spectateur) pour en faire une parabole du monde du cinéma (à la fois français et hollywoodien) et s'interroger sur son métier de cinéaste au sein du système. Il va donc aligner les cinq figures représentatives de ce milieu artistique : l'auteur, le producteur, le critique, le spectateur et le marketing. Cette grille de lecture ainsi établie, le décryptage et l'interprétation des images deviennent possibles.
L'AUTEUR
Evidemment, le réalisateur s'identifie au protagoniste. Ici, le pneu serial-killer, voyeur et doté d'un pouvoir de télékinésie. Celui-ci évoque immédiatement l'œil du cinéaste, son regard personnel (confirmé par l'affiche américaine).
La première partie du film montre sa naissance, dans une décharge (le « terreau » du cinéma de genre que revendique Dupieux, voir les nombreuses références au cours du film : Hitchcock, Romero, Buñuel, Cronenberg, Blier, Carpenter, Spielberg, Edwards (réalisateur de « S.O.B. » et « 10 », des satires sur Hollywood et les producteurs de cinéma).
Puis le pneu découvre le pouvoir dévastateur qu'il exerce sur son environnement (bouteille d'eau, cannette de bière, lapin, corbeau). Comme un « sale gosse révolté » qui s'amuse à tout détruire sur son passage, Dupieux (et son propos) est très violent. En choisissant le désert comme lieu pour introduire l'action, il insiste sur cette idée d'infertilité créative au sein du milieu du cinéma, des films commerciaux vidés de tout contenu, sans personnalité, qui y règnent.
La scène des pneus brûlés (le « sacrifice » des cinéastes ayant une vision (trop) originale), dont Rubber est le témoin, est une variation de cette idée.
Le pneu (équivalent de la roue) symbolise l'évolution de l'Homme. Pourtant, ici, il y a l'idée d'une humanité qui s’autodétruit. La seule humanité est celle des objets (pour donner vie à son protagoniste, Dupieux a refusé la facilité de l'anthropomorphisme « à la Pixar »), elle passe par la simplicité, l‘épure, l’état originel. D'ailleurs, le pneu lutte contre cette bêtise humaine en détruisant des têtes par son pouvoir de l'esprit. Le message est clair : le cinéaste revendique un cinéma de qualité et intelligent, contre l‘ordre établi et la société mercantile.
Donc, de manière progressive, Rubber évolue socialement, il apprend à « rouler », puis il quitte le désert pour traverser un chemin, une route bitumée et l'autoroute à double voies, où d'autres pneus finiront par le suivre (direction Hollywood !).
Dupieux a sans doute l'ambition et l'espoir que d’autres cinéastes « marginaux » comme lui se joignent à sa « révolte » pour affirmer leur singularité artistique et reconquérir la « capitale du cinéma ». Car l'échec de « Steak » l'a convaincu de travailler différemment : « Rubber » a la particularité d'avoir été filmé avec un appareil photo numérique haute définition, le Canon 5D.
Le budget ne dépasse pas le million d'euros. Dupieux a écrit le scénario en un mois, le tournage s'est déroulé en 14 jours, il a relevé le défi d’achever son film en une année. Tout ceci avec la volonté de « pirater les méthodes traditionnelles du cinéma » (un tournage classique américain, en pellicule 35 mm, avec un budget élevé et une logistique lourde est contraignant, ce genre de production impose des résultats importants au box office pour être amorti et entraîne forcément des contraintes économiques lors de la phase de création, des conflits avec les producteurs). En conséquence, Dupieux a occupé tous les postes techniques de son film (scénariste, chef opérateur, monteur, compositeur) afin de conserver sa liberté de création, pouvoir improviser et travailler rapidement, de manière spontanée et instinctive.
Lors de la scène finale, Rubber se réincarne en tricycle (triple pneus, évolution par la « régression », un retour à l'enfance, une vision pure et innocente, sincère et forte) et acquiert un plus grand pouvoir (de destruction). Une renaissance dont les prémices apparaissaient déjà lors de la rencontre entre Rubber et un jeune garçon, qui était le seul à le voir « vivant » et à pouvoir lui parler.
LE CRITIQUE DE CINEMA
Retour à la scène inaugurale : les chaises vides suggèrent l'idée de spectateurs absents du spectacle qui s'offre à eux, et la volonté de les rendre actifs, de rester debout et attentifs.
Mais les chaises sont bousculées par l'irruption d'un véhicule de Police ! L'Inspecteur qui la conduit est assimilé à un certain type du critique de cinéma, croyant jouir d'un pouvoir d'autorité, qui lui permet « d'imposer l'ordre » et les règles de la « vie cinématographique » au public.
Par son monologue (déclamé d'un ton sérieux, sans ironie) et ses citations de grands films, l'Inspecteur définit la « bonne perception » d'un film, subjectivement, d'après ses critères, qu'il considère comme étant la vérité. Or la « puissante figure de style » du « no reason » est un leurre, puisqu’un acte créatif n'est a priori jamais gratuit, il est toujours porteur de sens, explicitement ou implicitement. Certains critiques de cinéma préfèrent dénigrer les films (« Steak ») qu'ils ne comprennent pas ou qui n'entrent pas dans leurs critères de cinéphiles.
Dupieux se moque d'eux en ridiculisant ce personnage de « prétendu justicier », le rendant arrogant et ignorant, « à côté de la plaque ». Il ne conduit pas vraiment la voiture (c'est-à-dire le film ou le spectacle), il est enfermé dans le coffre (la « 5ème roue de carrosse »).
Dans une autre scène, l'Inspecteur joue à un jeu d'échecs avec son collègue et en réinvente les règles à son avantage !
LE PRODUCTEUR EXECUTIF
Le type aux lunettes est assimilé à un producteur exécutif (agissant sur les ordres d'un mystérieux « maître » tout puissant : les dirigeants des studios). Il vient livrer son spectacle aliénant, désincarné et « mortel » (le dindon empoisonné, symboliquement associé à la télévision en arrière-plan) à un public qu'il méprise (il profite aussi de leur sommeil pour leur voler quelques dollars !) et qui pourtant le fait vivre : mais en tuant son propre public, le producteur ne semble pas comprendre qu’il se tue lui-même (voir la scène du dessert empoisonné).
LE PUBLIC
Ce public typique américain est désigné comme étant idiot, éternel insatisfait, qui s’ennuie dès les premières secondes, affamé, sauvage, ne sachant pas « regarder » où il faut, ne comprenant rien et à qui l'on doit tout expliquer.
On peut aisément interpréter cette scène comme étant une critique des apparences, de certains acteurs de cinéma, hypocrites et perfides, dénaturés par leur soif de gloire. Rubber finira par punir les mauvaises personnes concernées…
LE MARKETING
L'affiche de « Rubber » est un condensé des enjeux et du message du film analysés précédemment. La couleur rouge y joue un rôle important et montre le dysfonctionnement du cinéma s’il est uniquement considéré comme un divertissement et un business.
Le sang sur le pneu annonce la mort, la destruction et la vengeance.
Les jumelles des spectateurs nourris aux blockbusters montrent leur aveuglement et leur imbécilité.
La cravate et l'étoile des « décisionnaires », des « représentants de l'ordre » (que portent l'Inspecteur et le type aux lunettes, tels des « bureaucrates » du cinéma, qui veulent jouer au « shérif » et imposer leurs vérités artistique et économique au public.
La jeune femme, pur objet de désir de Rubber, est la seule à être légitime et digne d'intérêt (le « moteur » de l‘intrigue, celle qui donne un but au héros). Elle joue le rôle d'intermédiaire entre la création et la destruction (couleurs blanc/rouge). N'étant pas spectatrice (au contraire, c'est le pneu qui la regarde, à distance, sans jamais pouvoir l'atteindre), elle est une sorte de projection fantasmée par le cinéaste, l'incarnation idéale de son film.
La jeune femme est caractérisée comme étant la conductrice d’une voiture. Une véritable muse pour un pneu ! C’est elle qui pousse Rubber à agir, à évoluer, à s'aventurer sur la route bitumée, sortir de son état sauvage. Il ira jusqu’à prendre une douche comme elle (processus d’imitation, d’identification totale) !
Par ailleurs, le voyeurisme de Rubber est renvoyé à l’objet télévisuel. Symbolique…
Mais ce fantasme d‘une union Femme/Objet ne peut mener qu’à l‘impasse… voire à la mort. Au moment du climax, Rubber est confronté à son pire ennemi/cauchemar : un face-à-face avec son plus fort désir, le mannequin de la jeune femme, un objet anthropomorphique… piégé par une bombe. Une voix féminine l‘aguiche…
… en faisant preuve d’une honnêteté à toute épreuve. Il prendra la sage décision, cette fois, de ne pas agir, de contrôler sa pulsion destructrice… avant que l’Homme lui-même, caché derrière ce stratagème, (l’Inspecteur, galvanisé par le dernier spectateur à chaise roulante, qui « réclame de l‘action »), ne le détruise sauvagement à coup de fusil à pompe.
Lors du plan final apparaît la signature de Dupieux (déjà présente dans le premier plan de « Steak » comme une réponse en miroir) : la fissure d’une route parfaitement bitumée et d’une ligne droite toute tracée. La « norme et la marge ».
Au milieu du film, Rubber rêve de reconnaissance et de rassemblement en visionnant les bolides stars d‘une course de stock-cars, qui déchaîne la passion des spectateurs...
Nous l'aurons compris, Dupieux a beau revendiquer l'absurde, le « grand n'importe quoi » et le hasard poussés à l'extrême dans sa façon de créer, son œuvre est néanmoins porteur de sens et véhicule un message, sans doute inconscient : la volonté d'une prise de pouvoir, d'acquérir une autonomie créative, d'exister par sa singularité. Tout cela est rendu possible par l'apport technologique et une reconsidération des méthodes de fabrication traditionnelles. Un coup de gueule salvateur, qui espérons-le, sera entendu et suivi par d'autres cinéastes.
Maxime Lesage
PS : récemment, les réalisateurs Céline Sciamma (« Tomboy ») ou Monte Hellman (« Road to nowhere ») ont travaillé dans cette logique de production (utilisation de la Canon 5D, budget et équipe technique réduites pour une meilleure spontanéité lors du tournage, moins de contraintes et d’enjeux financiers).
