Drive

de Nicolas Winding Refn




Los Angeles, de nuit, une zone industrielle. Une voiture arpente silencieusement les longues avenues de la ville des Anges. A son bord, un conducteur, mutique et concentré, arbore une veste en satin au dos de laquelle trône un scorpion doré. Il scrute nerveusement la route, jette un regard à droite, à gauche, puis s’engouffre sur une avenue illuminée par les rares réverbères placés le long de la chaussée. Assises à l’intérieur du véhicule, deux personnes à l’allure antipathique tiennent de large sacs, résultats d’un braquage ayant eu lieu peu de temps auparavant. Le chauffeur, magnifié par des contre-plongées, sillonne un Los Angeles labyrinthique afin d’échapper aux forces de l’ordre lancées à leur recherche. Rythmée par une musique électro minimale et entêtante, cette scène, d’une classe inouïe, ouvre le nouveau film de Nicolas Winding Refn. Elle évoque les meilleurs moments de tout un pan de la cinématographie américaine : le cinéma noir. Telle cette séquence d’évasion dans le film de Nicholas Ray, Les Amants de la Nuits (1947), ou encore cette scène de holp-up dans le long métrage de Joseph H. Lewis, Le Démon des Armes (1949). A l’instar de la scène décrite plus haut, la caméra reste, le temps de ces deux scènes susmentionnées, intégralement à l’intérieur du véhicule, comme si le spectateur était complice des actes perpétrés des gangsters. De par son générique délicieusement kitsch, tout en néons roses, Drive rappelle également les polars 80’s de Michael Mann, ainsi que celui de William Friedkin : To Live and Die in LA (1985). De même, les séquences durant lesquelles le personnage principal, interprété par Ryan Gosling, roule nuitamment, le regard impassible rivé vers l’avant ressassant ses pensées, l’esprit ailleurs, peut faire songer aux personnages torturés de ces films noirs et lyriques. Drive est un kaléidoscope d’influence transgénérationnelle couvrant la période 1930-2000. De Raoul Walsh à Michael Mann, en somme. Drive, une œuvre post-moderne ?
La nomination de Drive dans la sélection officielle de Cannes 2011 suscita l’étonnement et la surprise des nombreux admirateurs du cinéaste danois. D’autres furent consternés, voire indignés, de sa présence au sein de la compétition. Au final, le film repartit du festival avec un Prix de la mise en scène, des critiques unanimement dithyrambiques et la confirmation, pour les rares qui en doutaient, que N.W.R est un grand réalisateur. Finalement, la grande interrogation cinématographique de cette année fut la suivante : comment un metteur en scène, attaché plus que tout à sa liberté, allait se dépatouiller dans le système de studio américain, endroit peu propice à l’intégrité artistique ? L’on se souvient de sa première expérience américaine dont il garde un souvenir très amer. En effet, suite à l’échec financier, du néanmoins excellent Inside Job, le cinéaste se retrouva au bord de la banqueroute. Pour rembourser les dettes contractées lors du tournage d’Inside Job, il fut sommé de réaliser deux suites à son premier long-métrage, l’âpre et violent Pusher, plongée ultra-réaliste dans le monde de la drogue de Copenhague. Malgré la pression, les maux de tête, le stress (voir l’édifiant documentaire Gambler sur le tournage de ces deux films), N.W.R accoucha de deux films, en tout point extraordinaire, à la fois film noir et drame social, où les personnages, entre violence résignée et rédemption, sont en quête d’eux-mêmes dans une société en pleine déliquescence. Comme si Martin Scorsese avait été scénarisé par Hubert Selby Jr (à titre d’information, Inside Job fut écrit par Hubert Selby Jr, dont N.W.R a souvent proclamé son admiration pour ses œuvres écrites. Les duettistes créèrent le très « lynchien » Inside Job, très proche des ambiances étranges et paranoïaques de Blue Velvet et Twin Peaks). Ensuite, le réalisateur mit en scène le singulier et expérimental Bronson. Entre expérimentation formelle et film de prison, ce portrait bigarré du plus violent détenu d’Angleterre en étonna plus d’un. Puis vint Le Guerrier Silencieux, épopée viking hypnotique et violente, objet filmique contemplatif et envoûtant dont l’atmosphère rappelle les errements mystiques d’Aguirre (Aguirre, la Colère de Dieu, de Werner Herzog), les films d’Alejandro Jodorowsky et ceux d’Andreï Tarkovski… Grand film ! Passant d’un genre à un autre, irrigué par cette envie de se remettre en question à chaque fois, N.W.R désire surprendre encore et toujours. Un véritable artiste, en somme.
Enfin, Drive ! La surprise fut grande à l’annonce de la mise en chantier du nouveau projet du cinéaste, adapté d’un roman de James Sallis : une série-b d’action tournée aux USA. Toujours surprendre… Finalement, qu’en est-il ? Drive est un petit bijou de tension, de romance, d’action (bien que le film en contient très peu) et de suspense. Bref, tous les codes de la série-b que N.W.R  s’amuse à tordre, à étirer, à distordre pour ajouter à l’imprévisibilité du récit. Drive est l’œuvre d’un cinéaste cinéphile qui joue avec les poncifs du thriller d’action pour mieux le réinventer. Ryan Gosling, dont le laconisme et l’allure hiératique évoque les grands mythes du cinéma (tel l’Homme sans Nom dans la trilogie dollar de Sergio Leone, ou encore Ogami Itto, dans la série nipponne, adaptée d’un manga, Baby Cart) est parfait, tout en retenu et violence intériorisée. Retenu, à l’image du récit, qui prend son temps pour présenter les personnages avant d’exploser dans des explosions de violence jubilatoires digne d’un Sam  Peckinpah ou d’un Quentin Tarantino.
Mythe, icône… Car c’est bien cela dont il s’agit. N.W.R construit un mythe cinématographique. Dès la première scène, Ryan Gosling, machouillant nerveusement un cure-dent (en référence à Clint Eastwood et son cigarillo dans les longs-métrages de Sergio Leone ?) orchestre au millimètre la casse, parvenant à semer in extremis les policiers. Par son montage nerveux, les contre-plongées stylisées qui ajoutent à la mythification du personnage, l’étirement des plans sur la durée comme si le cadre n’était pas suffisant pour contenir le trop-plein de violence du personnage, la mise en scène de N.W.R et la mise en œuvre du casse ne font plus qu’un.
Icône encore, où chaque personnage est réduit à leurs fonctions : les mafieux affables qui cachent une personnalité sadique (Albert Brooks et Ron Perlman), le partenaire de Ryan Gosling (campé par Bryan Cranston, génial Walter White de Breaking Bad, la jolie et innocente voisine, Irène (la craquante Carey Mulligan). De tous ces personnages, rien n’est évoqué de leur passé, ou très peu. Ils  sont là, point. Ce ne sont que des images, des personnages définis par leur fonction narrative et symbolique : les vils mafieux, l’ingénue et belle personne à sauver, etc.
Aller à l’essentiel, faisant fi de toute digression scénaristique, cette rigueur dans l’écriture peut rappeler les œuvres de Michelangelo Antonioni, Robert Bresson ou encore Monte Hellman. A l’image de ce dernier, N.W.R a su apporter sa sensibilité européenne à un genre cinématographique purement américain : la série-b. La bande-annonce laissait présager d’un énième ersatz de Fast and Furious . Au final, le film est une histoire d’amour, contenant très peu d’action. Aux dernières nouvelles, le film aurait été attaqué en justice par une personne accusant le film d’être trop avare en scène d’action. N.W.R a réussi son pari : se fondre dans le système américain pour en tirer un film personnel qui comporte toutes ses obsessions : fascination pour la violence, pour les êtres vivant en marge, pour les mythes, pour la cellule familiale, séparée et reconstituée… Cette anecdote souligne bien l’aspect atypique du film, en dépit de son apparence racoleuse de banale série-b d’action.
Peut-être est-ce là où réside la véritable réussite du film : réussir le grand écart entre la violence d’un Sam Peckinpah, et par extension de toute la série-b, et les personnages existentiels d’un Monte Hellman, entre l’aspect ludique du cinéma de genre et le romantisme mélancolique d’une Sofia Coppola. En somme, Drive est une véritable déclaration d’amour au 7ème art dans son ensemble.

Valentin B.