« Mon maître, c'est Max Linder »




 S'il est un homme connu du monde entier et qui occupe une place prépondérante dans l'Histoire du cinéma pour ses œuvres à la fois drôles et émouvantes, Charlie Chaplin est inévitablement l'un des premiers mentionnés. Mais si son succès auprès du public est aujourd'hui encore d'actualité, il n'en reste pas moins que Chaplin s'inspira de personnalités cinématographiques de son temps et comme il le fit lui-même remarquer : « Mon maître, c'est Max Linder. ».

Qui est-il ? N'ayant malheureusement pas laissé une place aussi importante que son cadet dans la mémoire collective, Max Linder fut une véritable source d'inspiration pour toute une génération de cinéastes et une véritable « star » auprès d'un public international. Employé au sein de la grande firme française Pathé, il est l'incarnation du cinéma comique français, dès le tout début de ce que l'on appelait encore le « cinématographe ». Une des raisons de sa notoriété oubliée ? Sa mort prématurée en 1925, lorsqu'il met fin à ses jours en compagnie de son épouse (le mystère reste entier), il n'avait que 41 ans. Ajoutons à cela le traumatisme généré par la Première Guerre Mondiale qui l'a rendu extrêmement faible physiquement, ou encore l'arrivée en masse du cinéma américain sur les écrans français, dont un certain Charlot commence à percer.... Notons par ailleurs le peu de ses films qui nous sont parvenus de nos jours : environ une centaine pour une production de près de 500 films en vingt ans seulement !

Essayons tout de même de saisir son immense succès auprès du public de l'époque. Le tout jeune « cinématographe » commençait à prendre de plus en plus d'intérêt dans le cœur des Français, si bien que ce divertissement devint la nouvelle attraction des foires sillonnant le pays et bientôt toute l'Europe, avant de s'installer dans des lieux prévus à cet effet. Un genre particulier connut un véritable succès auprès d'un large public, le « burlesque ». Il mettait en scène le plus souvent un héros principal, placé dans des situations de la vie quotidienne, a priori anodines, et qui tombaient très vite dans l'absurde. Un élément était primordial à sa réussite : l'identification au personnage. Max Linder créa, dès les années 1900-1910, un personnage de dandy fort sympathique, bien que maladroit, et qui, au fil de ses aventures, est amené à côtoyer divers individus, à exercer différents métiers, laissant ainsi libre cours à sa maladresse face aux situations les plus rocambolesques. Il n'est pas rare à l'époque de voir des rôles étrangement semblables à Max sur les écrans, c'est dire le succès du personnage !

L'un d'eux, un certain Charles Spencer Chaplin choisit au tout début de sa carrière cinématographique de porter un costume qui ne correspond curieusement en rien au petit vagabond : il porte un haut-de-forme, une moustache large et tombante, un monocle, une chemise blanche sous une veste longue, et une canne ; son personnage est tout ce qu'il y a d'antipathique et hautain à l'égard de ses partenaires de jeu à l'écran, excepté la gente féminine. Le rôle est assez surprenant, surtout au regard de cet homme fluet et au caractère un brin romantique que nous connaissons. Le résultat offre cependant un parallèle physique au personnage de Max plutôt évident.

Très vite, Chaplin mettra de côté ce personnage, sans pour autant délaisser les références à Linder. Nous ne prendrons ici qu'un seul exemple pour voir comment Chaplin joue avec son modèle tout en le remodelant à sa guise. Au tout début des deux films Une idylle à la ferme (Max Linder, 1912) et Sunnyside (Une idylle au champ, Charles Chaplin, 1919), un personnage tarde à se réveiller et un deuxième réveille le premier. Chez Linder, le personnage de Max est réveillé par son valet de chambre lui précisant qu'il est déjà près de 12h. Chez Chaplin c'est le propriétaire de la ferme qui réveille brutalement son domestique dès l'aube. Une scène qui peut paraître anodine et banale devient chez Chaplin une situation de gag qu'il exploite le plus possible (on voit Charlot se rendormir et une nouvelle fois contraint de se lever par le propriétaire). Mais en un laps de temps et de gestes très courts, Chaplin reprend différents éléments de la scène de Linder : le coup de pied au derrière, l'illusion dont est victime le deuxième personnage et nos héros déjà habillés au saut du lit. Si Linder est à l'origine du coup de pied, c'est Chaplin qui en est la victime ; si Max est couché la tête en bas, donnant l'illusion au domestique de ne pas réveiller son maître, Chaplin fait croire qu'il est debout en imitant le bruit de ses pas sur le sol et en plaçant ses mains dans ses chaussures ; si Max surgit de ses draps entièrement habillé, Chaplin ôte sa robe de chambre sous laquelle il porte déjà ses vêtements. Ne négligeons pas non plus le parallèle redoublé par le titre des films en français.

Chaplin cherche évidemment à dépasser son modèle en opposant les lieux où s'inscrit l'action de nos héros : chez Max dans un univers confortable, intime et luxueux, et chez Charlot dans un espace où le confort reste primaire et sobre, et tout aussi inhospitalier. Il existe ainsi bon nombre de reprises du même type dans l’œuvre cinématographique de Chaplin. Au-delà de l'aspect purement comique des films, Linder et Chaplin portent un regard différent sur la vie et les choses du quotidien qui les entourent, tout autant que sur les différents groupes sociaux de leur société à laquelle leurs personnages (et eux-mêmes) appartiennent, mais en entretenant toujours le souci de nous les présenter le plus ordinairement du monde.

Max Linder fut à l’origine d’une production cinématographique phénoménale (il concevait chacun des films qu’il produisait – au moins un par jour !) et son influence fut véritablement prégnante, à la fois sur le public et sur ses pairs. Il reste malgré cela très peu connu aujourd’hui, et mériterait entièrement qu’on le redécouvre.

Géraldine R.  

  « Au seul et unique Max, le professeur, de la part de son disciple. Charlie Chaplin »
Autographe de Chaplin à l'attention de Max Linder, 1917.