« Tintin » ou la cure de jouvence de Spielberg

Il y a des films qu'on attend longuement, qu'on idéalise... et qui provoquent un choc lorsqu'on les découvre enfin dans une salle de cinéma. C'est bien le cas des « Aventures de Tintin »... mais au mauvais sens du terme ! Dans cet article, j'éviterai donc de répertorier tout ce qui m'a déplu... pour me concentrer sur le propos et les intentions du réalisateur, qui sont, à mon sens, le seul véritable intérêt de ce long métrage (au-delà de ses prodigieuses esthétique et mise en scène).


Le processus de fabrication des « Aventures de Tintin » est particulier puisque Spielberg s'est associé pour la première fois avec Peter Jackson (« Brain dead », « Fantômes contre fantômes ») en janvier 2009. Un nouveau tandem qui renvoie ironiquement à la relation Tintin/Haddock. Spielberg est pourtant un cinéaste « familial », qui au fil des années, s'est constitué une équipe fidèle. Que vient faire le réalisateur néozélandais dans cette aventure ?

D'abord, Jackson a été « nourri » aux bandes dessinées de Hergé depuis son enfance. Il connait parfaitement l'univers de Tintin, ce qui n'est pas le cas de Spielberg (lui ne l'a découvert qu'à la sortie des « Aventuriers de l'Arche Perdue » en 1981). Jackson représente donc un partenaire idéal et complémentaire. Pour preuve, il y avait déjà des réminiscences de Tintin (le jeune aventurier interprété par Jamie Bell) et de Haddock (le vieux cuistot râleur incarné par Andy Serkis) dans son remake de « King Kong » (2005)...

Depuis l'immense succès de sa trilogie « Le Seigneur des Anneaux » (3 milliards de dollars cumulés au box-office mondial en 2003), Jackson est devenu un nouveau « mogul », tout en sachant rester indépendant (il a créé ses propres studios de tournage et d'effets spéciaux, Weta Digital, en Nouvelle-Zélande).
Durant la même période, Spielberg n'imagine pas qu'il va perdre son statut de « roi intouchable d'Hollywood ». Sa seconde société de production, DreamWorks, (fondée en 1994 avec le producteur d'animation Jeffrey Katzenberg et le producteur musical David Geffen) a pour ambition de devenir le plus important conglomérat multimédia américain...    

Mais la société est mal gérée financièrement et gaspille rapidement son capital record de 2,7 milliards de dollars... Malgré quelques succès et des Oscars (« American Beauty », « Il faut sauver le soldat Ryan», « Gladiator »), elle enchaîne les échecs commerciaux et finit par se trouver au bord de la faillite...
La guerre des egos achève de séparer le trio... Katzenberg prend son indépendance en créant la filiale DreamWorks Animation (grâce au triomphe de « Shrek » en 2001) et Geffen retourne dans l'industrie musicale avec ses labels.


Spielberg se retrouve seul à bord. À l'instar du Capitaine Haddock, il se voit « lâchement abandonné » par son propre équipage (les marins endormis dans la soute sont assimilés au motif du requin !) et bientôt dépossédé de son « navire ».


DreamWorks et son catalogue de films sont rachetés en 2005 par le studio Paramount (issu du conglomérat multimédia Viacom). C'est la désillusion pour le réalisateur, qui rêvait de créer un empire comme l'a réussi son ami Georges Lucas avec Lucasfilm... Désormais, on dit non à ses projets ! Le contexte économique défavorable ne facilite pas les négociations...

Pourtant, Spielberg ne renonce pas à sa société et tente de se racheter une indépendance en cherchant de nouveaux investisseurs... Il les trouvera en 2008 avec Reliance Entertainment (un conglomérat indien, situé à Mumbai, qui commence à faire du cinéma à Hollywood en finançant les films des sociétés de production de Tom Hanks, Brad Pitt et Jim Carey). Petit clin d'œil avec le personnage du sultan Omar Ben Salaad !
 

DreamWorks renait. Avec un capital modeste et des ambitions plus raisonnables, sur le modèle d'Amblin, la première société de Spielberg. Kathleen Kennedy, sa fidèle et influente productrice, rejoint le réalisateur pour l'aider à relancer ses projets. Leur prochain film sera « Les Aventures de Tintin ». Un choix particulièrement évident. Car il est justement très intéressant de faire le parallèle entre les péripéties du célèbre reporter belge et le parcours chaotique de Spielberg, décrit précédemment...


« Les Aventures de Tintin » est un film-condensé (de l'œuvre de Spielberg et de la difficile période DreamWorks), qui pose également les bases de l'avenir cinématographique du réalisateur.
Durant tout le long métrage, on sent que Spielberg cherche à retrouver sa part d'enfance, une créativité galvanisante, par le biais du personnage de Tintin. Dès le générique de début, le jeune reporter réussit à « attraper » une « boule solaire » (le fameux motif spielbergien, symbolisant sa toute-puissance, au début de sa carrière fulgurante et triomphante).

Puis la scène du marché aux puces introduit une passation de pouvoir entre Hergé, Tintin, l'antiquaire (Spielberg donc) et la maquette de la Licorne.

  
Enfin, il faut éliminer Sakharine (dont le rôle a été réécrit pour en faire l'antagoniste et le descendant du pirate Rackham Le Rouge). Cela a une grande importance : il est désormais le propriétaire du Château de Moulinsart (manoir familial en sommeil) et porte un manteau rouge équivoque, mais pas seulement parce qu'il est démoniaque... Sakharine est une version négative de Spielberg.

Dans ses films, Spielberg a toujours utilisé ce code couleur pour symboliser l'enfance et la perte brutale de son innocence au sein d’un monde d’adultes (« E.T. l'extra-terrestre », « L’Empire du soleil », « La liste de Schindler », « Le Monde perdu », « La Guerre des mondes », « Munich »).





Dans « Les Aventures de Tintin », il s'agit donc de tuer « cinématographiquement » Sakharine, (cet enfant, qui a mal grandi et qui est devenu un adulte mélancolique), pour « redevenir enfant » ou en retrouver l'essence.

Dans la vie réelle, de l'autre côté de l'écran, le trio initial de DreamWorks est mort, Spielberg a eu sa traversée du désert, mais il saisit l'occasion de « renaître » en s'alliant avec Jackson (celui qui a perfectionné la « performance capture », le procédé visuel révolutionnaire du film).


Comme Tintin, lorsqu'il parvient à récupérer les trois parchemins des Haddock et les juxtapose. pour obtenir des coordonnées salutaires (qui mèneront à l'aboutissement du héros et de sa quête). Cela renvoie encore à Spielberg...



La nouvelle « dream team » Spielberg/Jackson prévoit de réaliser une trilogie. Chiffre symbolique. D'autant que le choix des double-albums est significatif : « Le secret de la Licorne », « Les sept boules de cristal » et « On a marché sur la Lune ». Ils renvoient à chaque fois à Spielberg, DreamWorks, et aux motifs spielbergiens Soleil/Lune, etc...


Spielberg et Jackson font en sorte de travailler à l'écart du système hollywoodien et des financiers afin de conserver leur entière liberté artistique. Or cela fait écho au fameux trésor que cherchent Tintin et le Capitaine Haddock ! La scène finale révèle enfin le secret : dans la cave du Château de Moulinsart, (qui ne demande qu'à revivre avec de nouveaux propriétaires), les deux héros découvrent l'existence d'une « île » prophétique sur un globe terrestre ! Autrement dit, les studios Weta Digital en Nouvelle-Zélande, le nouvel El Dorado créatif, le paradis des réalisateurs (James Cameron y a également réalisé son « Avatar ») !

Lors de la course-poursuite mémorable en side-car, Haddock utilise un bazooka à l'envers et détruit un barrage ! La source d''eau jaillit puissamment et inonde toute la ville sur son passage... Comme une créativité retrouvée, libératrice, jubilatoire !



La boucle est bouclée, le film se termine sur la réplique de Tintin, pleine d'un enthousiasme juvénile : « En route pour de nouvelles aventures ! ». L'enfant-roi Spielberg est de retour !

Maxime Lesage